Marseille ville ouverte

Dans Désastres urbains, Thierry Paquot écrit :

« Y a-t-il un lieu qui favorise l’éclosion de l’ouvert ? Ce lieu est-il strictement géographique ? Non, un « objet transitionnel » fait également l’affaire pour révéler l’« espace potentiel », un quelque chose qui spatialise nos intentions et potentiellement les réalise, qui puisse « s’ouvrir à ce qui n’est pas encore et qui n’existe que par cette ouverture ». »

Ce questionnement se développe au sein d’une réflexion sur la ville, et sur la place de l’homme dans la ville. Après avoir critiqué la ville contemporaine, Paquot résume la finalité de sa pensée comme suit :

« Bien sûr, la ville idéale n’existe pas, et c’est certainement une bonne chose, mais il faut selon moi tendre autant que possible vers un territoire composite, accessible gratuitement à une population variée, où chacun peut évoluer à son rythme, selon ses attentes. »

Plus loin il détaille :

« L’être humain réclame la présence de la nature, l’expression de ses sens, la confirmation des éléments, le tohu-bohu des autres, la vie dans sa turbulence et son repos, aussi. La ville, même petite, même de guingois, même bricolée, respire ce vent si particulier, qui s’insinue entre les corps, entre le bâti et le végétal et produit ainsi une ambiance, un charme qui nous transfigure et nous grandit. Une ville composite est respectueuse de chacun, elle est horizontale, inventive et mystérieuse. »

À ces réflexions urbano-philosophiques d’ordre général, ajoutons cet extrait plus ciblé de Noces d’Albert Camus :

« Des cités comme Paris sont refermées sur elles-mêmes et limitent ainsi le monde qui leur est propre. Mais Alger, et avec elle certains lieux privilégiés comme les villes sur la mer, s’ouvre dans le ciel comme une bouche ou une blessure. Ce qu’on peut aimer à Alger, c’est ce dont tout le monde vit : la mer au tournant de chaque rue, un certain poids de soleil, la beauté de la race. »

Marseille

Mobilisons maintenant une autre référence : un livre de Baptiste Lanaspeze, intitulé Marseille, ville sauvage.

Dans cet essai d’écologie urbaine (sous-titre du livre), l’auteur distingue deux types de villes : les villes intestines, « refermées sur elles-mêmes » comme l’écrit Camus, telle Paris ; et une autre famille urbaine, ce que Lanaspeze appelle des “villes dehors”, à laquelle appartiennent Alger, ou Marseille. En effet, tout ce que Camus dit d’Alger dans son texte, on pourrait l’appliquer à Marseille – qui correspond également à la façon dont Paquot décrit sa ville idéale.

Aujourd’hui j’ai quitté la ville continentale, « refermée sur elle-même », Paris pour ne pas la nommer, et je me suis installé dans cette autre ville, cette ville littorale, cette ville « de guingois », cette “ville dehors”, c’est-à-dire Marseille.

Continuons la lecture de l’ouvrage de Baptiste Lanaspeze :

« À Marseille, on pêche, on chasse, on se baigne, on pique-nique sur la plage, on prend le bus torse nu ; et tout cela altère forcément un peu le sens qu’on donne au mot “citadin”, ainsi que l’horizon qu’on lui propose. »

En effet, à Marseille, « il est rare qu’au bout de la rue, on ne voit pas une colline, un massif, la mer, ou des îles – et parfois les quatre à la fois ». Dans cette ville, tout rappelle « à chaque pas la souveraineté de la nature ». Il y a « le choc entre mer et béton », « l’affleurement incessant du calcaire au pied des maisons », « le fort ensoleillement enfin, la puissance du vent et la prolifération des goélands qui font qu’ici, on a beau être en ville, on se sent pleinement exposé au monde ». L’auteur note enfin que « dans une certaine mesure, Marseille partage ce rapport à la nature avec de nombreuses autres villes du pourtour méditerranéen qui, bien souvent, sont comme elle portuaires, industrielles et pauvres. »

Au début de cet article, Thierry Paquot se demandait s’il y avait pour chacun « un lieu qui favorise l’éclosion de l’ouvert ». Pour moi, aujourd’hui, ce lieu est Marseille.

Marseille

Les photographies illustrant cet article sont extraites du très beau livre de Sylvain Maestraggi : Marseille, fragments d’une ville.



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